Cette histoire m’a été contée par ma grand-mère qui l’avait entendue de sa grand-mère qui la tenait de … Enfin, vous voyez ça d’ici – les choses ne datent pas d’hier.

En ce temps-là, il y avait des rois en Arménie. Et l’un de ces rois avait un fils, Mangassar. Un jeune homme très bien, beau garçon, aimable et tout. Un peu tête en l’air, mais c’était de son âge. Le roi aurait bien voulu que son fils se marie. Il voulait voir ses petits-enfants assurer, comme on dit, la succession au trône. Seulement, Mangassar – dans un sens on le comprend! – entendait profiter du bon temps de sa jeunesse. Son père lui proposait des fiancées – toutes belles, toutes riches, toutes de noble naissance. Mais rien à faire! Sous un prétexte ou un autre, Mangassar les refusait.

Et voilà qu’un jour, Mangassar rentra de la chasse tout ému.

  • Papa, dit-il. Vous voulez que je me marie? Eh bien, c’est une affaire entendue! J’ai trouvé une fiancée selon mon cœur. Il n’y a plus qu’à faire la demande.

Cela fit très plaisir au roi:

  • Mon fils, tu rends ton vieux père bien heureux! dit-il. Alors, laquelle as-tu choisie? La princesse Tamar ou la fille de mon ami, le prince Aramchot ?
  • Ni l’une ni l’autre, répondit Mangassar, ce n’est pas une princesse. C’est la fille d’un potier du village. Elle s’appelle Anaït.

Le roi fit un bond:

  • Tu n’y penses pas! Un fils de roi, épouser une paysanne? Ça ne s’est jamais vu!
  • Eh bien, ça se verra! Parce que, papa, cette jeune fille a ravi mon cœur à tout jamais …

Et de raconter comment, en passant dans un village, il a vu près de la fontaine une jeune fille d’une beauté absolument incroyable. Comment elle lui a donné de l’eau à boire. Et comment, en la regardant, il a perdu son cœur.

Une jolie histoire d’amour, quoi … Comme vous le pensez bien, le roi tempêta. Il traita son fils de fou stupide, il menaça de le maudire, de le chasser de sa maison, enfin tout ce que peut raconter un père en colère. Mais Mangassar n’en démordait pas:

  • Si je ne peux pas épouser Anaït, je ne me marierai jamais!

Et, naturellement, le roi finit par céder et il envoya son ministre demander la main d’Anaït à Vaghinak, le potier du village.

Le ministre fut très bien reçu dans la maison du potier. Mais, quand il parla de mariage, Vaghinak leva les bras au ciel:

  • Aï vaï! C’est beaucoup trop d’honneur! Ma cuillère est trop petite pour un pareil tonneau de miel!…

Puis il se calma et il dit:

  • Il faut voir ce que ma fille en pense. C’est elle que ça regarde.

Le ministre cacha un sourire. Ce qu’une petite villageoise pouvait penser de son mariage avec un prince, il s’en doutait un peu. Elle serait folle de joie, ne croyant pas à sa chance …

Anaït arriva. Belle, elle l’était! A vous couper le souffle. Le ministre mit un moment à s’en remettre. Enfin, il expliqua toute l’affaire et la jeune fille dit:

  • Ainsi, ce beau cavalier à qui j’ai donné à boire était le fils du roi? Il m’a plu, je ne le cache pas. Mais, avant de répondre oui, je voudrais savoir quel est son métier.

Le ministre toussota. Ces gens de la campagne ne comprenaient rien, décidément! Et il répondit en souriant:

  • Pour le moment, il exerce son métier de prince héritier, plus tard, il fera le métier de roi.
  • C’est un métier bien aléatoire, dit Anaït. Voyez mon père, il est potier. Où qu’il aille, il est sûr de gagner sa vie. Mais un roi détrôné, qu’est-ce qu’il ferait pour nourrir sa famille? Le prince me plaît et même beaucoup, mais je ne l’épouserai que s’il apprend un métier. Un vrai.

Le potier, son père, de joie se tapait sur les cuisses:

  • Vaï qu’elle est futée! Tu as bien raison, fillette! Un artisan vaut dix princes, je l’ai toujours dit!

Le ministre n’était pas très fier de ramener une telle réponse. Mais le roi ne se fâcha pas, au contraire. Il rit et il dit:

  • Voilà une bonne chose! Comme ça, mon fou de fils comprendra ce qu’est une fille du peuple. Il renoncera à ce mariage. Apprendre un métier! Ce que les femmes peuvent inventer, quand même ! …

Mais Mangassar ne sourcilla point:

  • Anaït nous donne un bon conseil. On est roi et puis on devient esclave, ça s’est déjà vu. Je vais apprendre un bon métier, je sais lequel. Je vais devenir tisserand.

Du coup, son père ne dit plus rien . Pour qu’un prince accepte de travailler de ses mains, il faut vraiment que l’amour le tienne!

On a fait venir de Perse un tisserand renommé, un vrai artiste. Et il enseigna à Mangassar l’art des beaux brocarts. Lamés d’or, brochés d’argent, brodés, surbrodés, que sais-je … Le prince avait des dispositions, en moins d’un an, il en savait plus long que son maître. Il tissa lui-même la robe de noces d’Anaït.

L’étoffe était superbe, le prince-tisserand aussi. Alors Anaït dit oui. Leurs noces, ce fut quelque chose sortant de l’ordinaire, croyez-m’en! Des moutons rôtis par troupeaux entiers, des oignons et fines herbes à vider les potagers, du vin de toutes les vignes du pays. Une fête vraiment royale! Le jeune ménage était heureux et, à mieux connaître sa bru, le vieux roi disait:

  • Ce n’est peut-être pas une princesse de sang, mais, comme reine, on ne trouvera pas mieux!

Puis le vieux roi mourut. Mangassar prit sa place et, ma foi, il ne gouvernait pas plus mal qu’un autre. Pourtant sa femme disait:

  • Mangassar-djan ! Tes conseillers ne te disent pas tout. Je crois que tu devrais aller voir toi-même ce qui se passe dans le pays.
  • Pourquoi parles-tu comme ça, mon cœur? Le pays est heureux, paisible …
  • Oui, la croûte, pas la mie. Pour savoir ce qu’il y a dans la marmite, il faut soulever le couvercle. Pour savoir comment vivent les gens, il faut sortir du palais.

Finalement, ils décidèrent que le roi, vêtu en ouvrier tisserand, irait à travers le pays, voir ce qui va et ce qui ne va pas.

Et, en effet, à courir les routes, Mangassar apprit pas mal de choses, et toutes n’étaient pas bonnes. Un jour, sur le marché d’une grande ville, il vit un vieillard à longue barbe blanche que tout le monde saluait bas. Le vieillard adressait la parole à des hommes pauvrement vêtus. Puis il disait à certains d’entre eux de le suivre. Curieux, Mangassar demanda à un passant:

  • Qui est ce vieillard?
  • Oh! C’est un homme très saint! répondit le passant. Il fait beaucoup de bien. Il recueille les gens dans le besoin, les loge et les nourrit.

En passant devant Mangassar, le vieillard s’arrêta:

  • Tu cherches du travail, étranger? Tu as faim, peut-être?

Mangassar dit, très humblement:

  • Je suis tisserand, saint homme. Si tu me donnais de l’ouvrage, je te bénirais!
  • C’est bien, dit le vieux. Suis-moi.

Et, avec une douzaine d’autres miséreux, il emmena Mangassar jusqu’à une grande maison au pied de la montagne. Il y avait des murs très hauts tout autour et des portes de fer, très lourdes. Une fois ces portes refermées, le vieillard frappa dans ses mains, et des hommes armés arrivèrent. Ils conduisirent les nouveaux arrivés dans une caverne creusée dans le roc et les enfermèrent dedans. Dans cette immense caverne travaillaient des centaines d’ouvriers. Il y avait de tout – potiers, menuisiers, batteurs de cuivre, tisserands … Et tous, maigres à faire peur, hâves, hagards.

Ce vieux que l’on disait saint, était le chef d’une bande de brigands. Ils enlevaient les gens et les forçaient à travailler jusqu’au bout de leurs forces. Sans manger, sans se reposer, dans le noir à peine éclairé par quelques torches fumeuses. Quand un homme ne pouvait plus travailler, on le tuait. Ce n’était pas l’enfer. C’était bien pire que ça.

C’est là que Mangassar goûta la mie de la vie que la croûte dorée lui avait cachée jusque-là. Il la trouva amère, mais ne perdit pas la tête. Il dit au surveillant:

  • Je peux tisser un brocart qui vaudra sept fois le prix de son poids d’or. Il me faut des soies et des fils d’or et d’argent, et puis encore ci, et puis ça … Mais ce sera quelque chose d’unique et de jamais vu.

Le surveillant en parla au vieux chef. Le brocart, ce n’est pas comme de la mousseline, ça pèse un bon poids. Alors sept fois son prix d’or, c’est une belle somme … Mangassar eut tout ce qu’il réclamait et il s’est mit au métier. Combien de jours et de nuits il a passés dessus, je ne saurais le dire. Un bon bout de temps, sûrement. Mais il tissa une étoffe si magnifique qu’elle vous mettait le cœur en joie. Même le vieux brigand lui en a fit compliment:

  • On peut dire que tu t’y connais en beaux tissus!
  • Ce brocart-là, il n’y a que la reine qui peut vous le payer le prix qu’il mérite, dit Mangassar. Elle vous en donnera sept fois son poids d’or et peut-être davantage.

Et le vieux envoya l’un des siens vendre la pièce d’étoffe à la reine Anaït. Elle, la pauvre, n’avait pas le cœur à penser aux toilettes, sans nouvelles qu’elle était de son cher Mangassar. L’inquiétude la rongeait, elle n’en dormait plus. Même, elle faillit refuser de voir le marchand de tissus. Puis elle réfléchit – cet homme venait de loin, il avait voyagé, il savait peut-être quelque chose, avait entendu parler de son mari disparu. Et elle fit venir le marchand.

Quand il déplia la pièce de brocart, Anaït eut un coup au cœur. C’était l’étoffe même de sa robe de mariée que Mangassar avait tissée de ses mains. Pourtant, à y regarder de près, il y avait une différence: une arabesque courait dans le dessin qui n’existait pas dans le premier tissu. Anaït, le cœur battant, dit:

  • Je prends ton étoffe et je la paye sept fois son poids d’or. Mais amène-moi celui qui l’a tissée, et je te donnerai sept cents fois son poids d’or.

L’air navré, le brigand-marchand écarta les bras:

  • Noble reine, dit-il, j’ignore qui a fait ce tissu. Vaï, que c’est dommage! Je l’ai acheté à un Arabe qui l’avait acheté à un Grec qui l’avait acheté à un Persan sur le marché de Smyrne. C’est tout ce que je sais.
  • Tant pis, dit Anaït. Je veux quand même te commander une autre pièce de tissu. Reste au palais jusqu’à demain. Je te dirai alors ce que je veux exactement.

L’autre, bien sûr, accepta avec empressement.

Restée seule, Anaït déploya la pièce de brocart et se mit à déchiffrer l’arabesque en trop qui courait sur l’étoffe. Il lui fallut une bonne moitié de la nuit, mais alors elle comprit tout. L’arabesque contenait un message secret où Mangassar racontait sa captivité. Il expliquait comment trouver la maison et l’entrée de la caverne où ils étaient enfermés. Et le message se terminait comme ça: « Lève sans tarder une armée, Anaït-djan, et viens nous délivrer. La mort nous menace l »

Sans attendre que le jour se lève, Anaït fit sonner l’alarme. Le marchand-brigand, jeté en prison, menacé des pires supplices, avoua tout ce qu’on voulait. Et, à la tête de son armée, la reine marcha sur la ville où son mari était captif.

Arrivée là, Anaït demanda:

  • A qui appartient la grande maison au pied de la montagne?
  • C’est la demeure d’un très saint homme, lui répondit-on.
  • Alors nous allons saluer ce saint homme comme il le mérite, dit la reine.

Et elle partit sur son cheval, son armée derrière elle et, derrière encore, tous les gens de la ville. Les grandes portes de fer s’ouvrirent devant la reine, et le vieillard à longue barbe blanche s’avança pour lui faire accueil. Il se sentait bien tranquille. Ses captifs étaient cachés dans la caverne, et ses brigands, gras et bien mis, faisaient figure d’ouvriers qu’il avait embauchés.

Anaït écouta le compliment du vieillard. Puis elle fit un signe et ses hommes d’armes se précipitèrent, enfonçant les portes du souterrain, amenant au jour des êtres hâves et hagards que la lumière du soleil aveuglait. Les gens de la ville en restèrent pétrifiés. Anaït cria:

  • Que dites-vous, braves gens, de votre grand saint? Que dites-vous de ses bienfaits?

S’il n’y avait pas eu l’armée, le vieux brigand aurait été mis en pièces, c’est certain, tant les gens étaient horrifiés et indignés. Mais les soldats d’Anaït le protégèrent. Du reste, il ne perdit rien pour attendre. On le pendit et tous ses complices avec lui.

Mangassar sortit le dernier de la caverne-bagne. Anaït descendit de cheval et le prit dans ses bras. Et ils pleurèrent de joie.

Un ancien de la ville s’approcha. Saluant bas Anaït, il dit:

  • Reine noble et sage! Tu as sauvé notre roi, tu as sauvé tous ces malheureux, ses frères de captivité. Que ton nom soit glorifié dans les siècles à venir!

Le roi Mangassar, tenant Anaït par la main, répondit:

  • Oui, c’est ma chère femme Anaït qui nous a sauvés. Mais ce n’est pas aujourd’hui qu’elle nous a sauvés. Non, sage vieillard! C’est le jour où elle a exigé que j’apprenne un métier avant que je puisse l’épouser. Et Mangassar avait tout à fait raison.

Source: Petits contes de sagesse (1999). Edition Albin-Michel.